Le mot sanskrit : sthirasukha स्थिरसुख​

Ce mot est bien connu des yogi car il qualifie la posture de yoga : sthirasukham āsanam « La posture est stable confortable » (Yoga sūtra II, 46). Il s’agit d’un mot composé de deux adjectifs sthira et sukha, que l’on peut écrire avec un trait d’union sthira-sukha (le sanskrit ne connaît pas le trait d’union). Plusieurs traductions sont possibles pour traduire ce sūtra : la posture est douce et ferme, stable et confortable, stable et agréable, ferme et aisée, ou plus loin du sens littéral, « pesanteur et grâce » (Béatrice Viard), « vigilance sans tension » (François Lorin).

Sthirasukha : un mot composé

L’adjectif sthirā signifie : « ferme, dur, compact ; solide, fort ; fortifiant | patient ; calme, résolu, de sang-froid ; persévérant, fermement attaché à | durable, permanent ; sûr, établi, certain » (Dictionnaire sanskrit de G. Huet).

Comme le mot sthiti, objet du dernier article sur les mots sanskrits, sthira vient de la racine STHĀ, qui signifie « qui se tient, qui demeure ». C’est la même racine que l’on retrouve en latin dans stabat mater (« la mère se tenait », en parlant de la mère du Christ), en français dans les mots stable et tous ses dérivés, état (« ce qui se tient »), stage (avec son sens ancien de « séjour, demeure »), et en anglais state, stand.

L’adjectif sukha signifie quant à lui « facile, agréable ; joyeux, heureux ; bon pour ». Une phrase comme sukhaṃ duḥkhaṃ jayati signifie « Le bonheur surpasse le malheur ». Il est composé de deux éléments : su- « bon, bien ; beau, joli, agréable » et kha « espace vide, air, éther ». La conception indienne du bonheur est celle d’un espace heureux, agréable.

Quand on est heureux, joyeux, on se sent à l’aise à l’intérieur, on se sent « ouvert », on dit « déborder de joie », le cœur a de l’espace. À l’inverse, quand on est triste, démoralisé, souvent, c’est une sensation de restriction, d’oppression qui s’impose. L’opposé de sukha est d’ailleurs duḥkha, « pénible, désagréable, douloureux ; difficile, malaisé » (comme dans la phrase où il est dit que le bonheur surpasse le malheur), qui signifie littéralement « espace pénible ».

Sthirasukha : un oxymore…

Souvenez-vous de ce qu’est un oxymore ? Ce n’est ni une petite bête monstrueuse, ni un fruit exotique… mais une figure de style, fondée sur une opposition radicale de sens, une construction conflictuelle, une contradiction forte. Ainsi dans cet exemple célèbre de Pascal : « C’est une ignorance savante et qui se connaît. » Comment une ignorance peut-elle être savante ??? Comment, pour prendre un autre exemple plus courant, une peinture peut-elle être un clair-obscur (comme celles de la série de l’empire des lumières de Magritte) ?

Magritte, L’empire des lumières

Il paraît contradictoire de qualifier quelqu’un de savant et d’ignorant ou quelque chose de clair et obscur à la fois. Cependant, si vous vous trouvez sur un glacier, en plein soleil, vous pourriez avoir envie de dire qu’il règne une chaleur glacée

Que fait l’oxymore dans ce mot ? Il exprime dans une sorte de formule-choc la complexité de la posture et de sa perception par le yogi, il fait jaillir dans une formule contradictoire les deux facettes de la posture, il exprime un paradoxe.

Mais comme tout paradoxe, il peut être « résolu », car il exprime une réalité complexe, ou plutôt une expérience bien particulière faite simultanément de stabilité et de confort. L’intérêt d’une formule brève et choc comme ce sūtra, que je rappelle : sthirasukham āsanam, c’est qu’elle est frappante. Elle frappe nos esprits et nous engage à découvrir sous l’apparente contradiction un sens profond.

En sanskrit, il est dit que la posture est ferme-aisée, pas qu’elle est ferme et / ou / puis aisée. Elle est les deux en même temps. Ce que Gérard Blitz illustre merveilleusement bien en proposant une traduction toute personnelle : la posture, c’est « être fermement établi dans un espace heureux. »

Pourquoi la posture est-elle ferme-aisée ?

Notons tout d’abord que dans le sūtra, il est question de posture assise, celle que les yogi prenaient pour méditer.

Mais cette double qualité de la posture peut être extrapolée pour toute posture de yoga (et de toute « posture » dans la vie en général).

padmāsana, peinture du XIXe siècle

Si vous voulez prendre une posture comme le lotus padmāsana et que vous avez des douleurs dans les hanches ou les chevilles, ou la posture de l’oiseau cakravākāsana si vous avez des douleurs dans les genoux, comment être dans un espace heureux ? Quand on est tendu, même dans la posture la plus aisée allongée comme śavasāna, comment se sentir bien ? Comment garder une posture où on se sent très à l’aise s’il n’y a pas un minimum de maintien, de fermeté, de tonicité ? Comment aussi se maintenir dans une posture avec fermeté, mais sans engagement musculaire inutile (par exemple, lever une jambe, sans entraîner l’autre) ?

Et dans la vie de tous les jours, comment être à l’aise si nous sommes tendus, comment être stable en toute situation si nous sommes trop relâchés ?

Ce que dit ce magnifique sūtra dans sa forme brève, c’est qu’il nous recommande dans toute posture de joindre en même temps (pas successivement) « deux attitudes indissociables : sthira, la qualité de la force et de la fermeté d’une part, et, sukha, la qualité de la douceur et de la fluidité. » (Bernard Rérolle)

Si nous privilégions la force, nous serons gagnés par le volontarisme (y arriver à tout prix, quelles qu’en soient les conséquences physiques… se blesser par exemple ; faire mieux que l’autre ; s’entêter alors que le corps ne le veut pas). Si nous privilégions la douceur, nous pouvons être gagnés par le dilettantisme, nous risquons de ne pas répondre à certaines exigences, de nous amollir, de nous ennuyer même ! Nous restons en-deçà de ce que nous pourrions faire.

Tout cela dit aussi que la posture de yoga est d’abord une expérience intérieure, une expérience de cette double qualité, plutôt que le respect d’une forme extérieure bien exécutée. De quoi nous libérer des injonctions des postures sur papier glacé des magazines.

J’aime beaucoup aussi cette conclusion, que je vous laisse méditer : « C’est la douceur qui permet à la force de se déployer efficacement, et c’est la force qui rend la douceur crédible. » (id.)

Et vous ?

En vous observant, avez-vous remarqué si vous privilégiez plus la force (aller au-delà de vos possibilités) ou la douceur (rester en-deçà de vos potentialités) ? Avez-vous tendance à privilégier l’énergie – quitte à la gaspiller – ou le lâcher-prise – quitte à ne jamais expérimenter ce dont vous êtes capable ?

Freepik

Évidemment, nos tendances, si elles n’entravent ni ne nous nuisent, ne sont ni bonnes ni mauvaises… S’en rendre compte et observer avec objectivité notre relation à nous-même et à notre corps peut nous permettre de pratiquer sur le tapis avec plus de respect de soi, plus de conscience de notre incarnation, de parvenir à vivre des expériences renouvelées sans rejet (« je n’y arriverai pas ») ou attrait compulsif (« je veux absolument y arriver ! »), à vivre les postures comme une expérience de stabilité, de fermeté et de confort tout à la fois.

De quoi nous assurer d’être en bonne posture dans la vie !

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